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Tribune de Nicolas Sarkozy sur l’Europe

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D’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours senti viscéralement français. Longtemps je n’ai même jamais pu imaginer vivre ailleurs. La France a toujours coulé dans mes veines aussi naturellement que mon sang. Avec le temps qui a passé, l’expérience qui est arrivée, les rencontres que j’ai faites, je me suis progressivement ouvert aux réalités du monde et j’ai compris l’importance de l’appartenance au continent européen. Petit à petit, j’ai senti la réalité et la consistance de la famille Européenne. Je sais maintenant que l’on n’est pas seulement d’un pays, que l’on appartient tout autant à un continent. La France et l’Europe sont indissociables géographiquement, historiquement, culturellement et maintenant politiquement. Nier cela serait tout simplement se renier. C’est pourquoi je veux parler de l’Europe aux Français qui éprouvent une profonde angoisse quant à leur avenir et celui de notre pays. Je comprends leurs exaspérations et leurs colères, mais il nous faut prendre le temps de la réflexion, et essayer de nous projeter dans l’avenir.

Aujourd’hui, le débat européen se déroule dans un climat d’indifférence et de sourdes hostilités qui laissent pantois. Or, l’indifférence est suicidaire car en Europe se joue une partie substantielle de notre avenir. Quant à l’hostilité, elle est profondément injuste au regard de ce que l’Union Européenne nous a apporté de décisif avec la paix. Dois-je rappeler qu’en Europe comme partout dans le monde, la paix n’est pas un acquis définitif, que c’est un subtil équilibre à préserver à tout prix. Notre continent a été de tous les endroits de la planète le lieu où l’on s’est le plus détesté, affronté, détruit, entre-tué. Nous n’avons réussi à tourner la page de ces siècles d’affrontements entre peuples européens que depuis la création de l’Union Européenne ! Soit moins de soixante ans… Rien qu’avec nos voisins allemands, nous nous sommes régulièrement combattus tous les trente ans et ce, depuis la bagatelle de trois siècles ! Or, nous venons de connaître soixante-dix ans de paix. A ce seul titre, l’Union européenne devrait être saluée et soutenue de façon vibrante. Je n’ai hélas aucun doute que, si l’Union européenne volait en éclats, les haines séculaires comme les conflits d’intérêts resurgiraient avec une violence redoublée. Je le dis comme je le pense : vouloir la destruction de l’Europe, c’est mettre en péril la paix sur le continent européen. Jamais je ne pourrai l’accepter. Jamais je ne pourrai m’y résoudre. Ceux qui proposent ce chemin oublient les leçons de l’Histoire et pourraient nous conduire vers des abîmes que nos grands-parents ont connus et que nous ne voulons plus subir. Cette paix et cette stabilité qu’ignorent l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine, semblent maintenant naturelles sur notre continent. Or, cette situation est inédite, elle est inespérée et constitue l’exact contraire de ce que fut toute notre histoire séculaire. Les Français doivent l’entendre car c’est la vérité. La paix est le résultat de l’union des peuples européens telle que l’avaient rêvée les pères fondateurs de l’Europe. De ce seul point de vue la réussite est exemplaire !

L’Europe de la paix, ce n’est pas une formule creuse, à l’heure où tout le pourtour de l’Union Européenne s’embrase. « Regardez la carte », aurait dit le général de Gaulle. De l’Afrique du Nord jusqu’à la Syrie, de la Turquie jusqu’à l’Ukraine, tous nos voisins traversent des crises d’une profondeur terrible. Tous ces Etats-nations, souvent récents, sont soumis à une menace existentielle, l’implosion par les guerres civiles ou l’explosion par la pression des séparatismes. L’Europe a une responsabilité aujourd’hui, contribuer au règlement des crises pour éviter que cet anneau de révolutions ne devienne pour l’Europe une ceinture de dangers incontrôlables : Etats faillis, trafics, terrorisme…

Je vois un autre grand mérite à l’Europe et, tout spécialement dans la période que nous vivons : elle nous protège des dérives idéologiques de nos gouvernants et des majorités qui les soutiennent. Il ne me viendrait pas à l’idée d’assimiler la droite à la lumière et la gauche aux ténèbres comme cela fut fait dans le passé dans le sens inverse. Je pense au début des années 80. Ce serait tellement ridicule. Les vrais clivages d’aujourd’hui sont si peu épuisés par la seule grille de lecture gauche/droite. Mais je veux invoquer « la Raison » si présente dans l’histoire de la pensée française. Imaginons tel ou tel de nos responsables d’aujourd’hui libre d’appliquer sans limite son idéologie fermée aux réalités du monde du XXIème. La dérive à laquelle nous assistons serait pire encore. Impôts sans limite, dépenses publiques sans frein ni contrôle, déficits explosés, nivellement généralisé… Heureusement comme nous dépendons des autres en Europe et que les autres dépendent de nous, le pire n’est pas toujours possible… Ainsi, l’Europe peut limiter les dérives les plus caricaturales et encadrer (un peu) les dégâts les plus criants. L’Europe oblige les plus idéologues à accepter un peu de bon sens et de raison.

L’Europe nous protège lorsqu’elle fait le choix du volontarisme. Cette conviction, je l’ai toujours mise au cœur de ma vision de l’Europe. C’est par la volonté seulement que nous pourrons réconcilier ceux qui veulent encore croire à l’Europe et ceux qui n’y croient plus. Les Français, et les autres Européens, ne veulent plus croire : ils veulent voir, ils veulent toucher. Il est inutile de chercher ailleurs les raisons de la flambée populiste et antieuropéenne.

Alors, bien sûr, il y a eu et il y a des contre-sens et des erreurs qui ont été commis par ceux qui font de l’Europe une nouvelle idéologie et qui à nouveau voudraient qu’il y ait les intelligents d’un côté – comprenez les Européens – et les populistes bornés de l’autre – comprenez les souverainistes. Ce clivage est absurde et n’a pas lieu d’être car, si l’Europe est pour nous un choix incontournable, il nous faut reconnaître et surtout corriger, les graves erreurs qui furent commises au nom d’une pensée unique de plus en plus insupportable aux oreilles d’un nombre de Français chaque jour grandissant. Nous devons profondément refonder notre politique européenne. C’est une évidence que nul individu de bonne foi ne devrait pouvoir contester.

C’est justement parce que je crois à l’Europe que je veux qu’elle s’adapte en changeant profondément et en refusant l’immobilisme auquel voudraient la condamner ceux qui, prétendant la défendre, la condamnent à n’être qu’une caricature.

Il y a d’abord la grande question de la personnalité de notre pays, de l’âme de la France, de son identité si forte et si particulière. Que l’on ait pu si violemment s’opposer à la candidature à l’Académie française d’un de nos plus brillants intellectuels au seul motif qu’il y avait dans le titre de son dernier ouvrage le mot identité est d’une bêtise à pleurer. C’est tout simplement consternant. Et j’affirme que ce n’est pas un paradoxe que de plaider tout à la fois pour l’Europe et pour la défense de notre identité, c’est-à-dire de la spécificité de notre modèle. Le but de l’Europe n’a jamais été que nous nous ressemblions tous, que nous vivions à l’identique, que nous pensions en tout la même chose. Il est que nous soyons capable de coexister, de fraterniser, de défendre nos justes intérêts ensemble face au reste du monde, et, même de promouvoir un modèle de civilisation européenne. On ne construira rien sur l’aplatissement du monde. Nous avons besoin de la diversité des langues, des cultures, des pensées. Or la France a des choses à dire, un message à incarner. L’Europe ne lui demande en rien d’y renoncer. Au contraire, si nous perdons notre identité qu’aurons-nous à partager avec les autres ? Nous devons être européens et français ! C’est possible et c’est surtout parfaitement nécessaire et cohérent. Vouloir construire l’Europe contre les spécificités nationales serait l’échec assuré. Nul n’a le droit d’exiger des peuples qu’ils renoncent à être ce qu’ils sont !

Il y a ensuite la question allemande. L’Allemagne n’est pas un choix, n’est pas une alternative, elle est un fait. La géographie et l’histoire nous ont faits voisins. A-t-on jamais connu un pays ayant changé d’adresse ? L’économie a lié nos intérêts de façon décisive. Nous sommes leurs premiers clients. Ils sont nos premiers fournisseurs. La question n’est pas de choisir d’imiter l’Allemagne ou au contraire de la critiquer alors qu’elle réussit en bien des domaines mieux que nous. La seule chose importante est d’organiser les relations avec notre grand voisin de la façon la plus profitable pour eux et pour nous. Aussi, je plaide clairement pour la création d’une grande zone économique franco-allemande cohérente et stable au cœur de la zone euro qui nous permettra d’abord de mieux défendre nos intérêts face à la concurrence allemande en gommant nos handicaps fiscaux et sociaux et qui nous permettra ensuite de prendre le leadership des dix-huit pays qui composent notre union monétaire. Inspirons-nous de ce qui marche en Allemagne et des réussites de la France. Imposons un équilibre dans nos rapports. Défendons nos lignes rouges. Contrairement à ce que l’on entend si souvent, c’est parce que nous serons proches des Allemands que notre influence sur eux sera plus forte et notre poids en Europe plus important. Qui peut sérieusement imaginer qu’une France isolée serait en mesure de mieux défendre ses intérêts ? Si les deux plus grandes puissances économiques européennes font le choix de la convergence économique et fiscale, la zone euro en sera profondément renforcée et la stabilité de notre continent sera assurée.
Il y a aussi la question essentielle des flux migratoires et la nécessité de préserver la liberté de circulation, qui est un progrès incontestable pour tous. Que chacun ait le droit de circuler librement en Europe est une chance. Elle est d’autant plus à saluer qu’il y a à peine vingt-cinq ans, 80 millions de nos frères européens étaient condamnés à vivre derrière le mur de la honte. La honte communiste qui, au nom du refus de la propriété individuelle, avait voulu rendre l’Etat propriétaire de tout, y compris des hommes, de leurs esprits, de leurs âmes. Cette idéologie mortifère a été mise à bas par le courage de Jean-Paul II, de Lech Walesa, de Vaclav Havel et des peuples eux-mêmes qui se sont révoltés au péril de leur vie contre les oppresseurs. Il ne s’agit donc pas de priver ces peuples de la liberté de circuler après que tant de sang ait été versé pour obtenir ce droit.

Ceci posé, on ne peut continuer à refuser d’affronter calmement, sereinement la question de la politique migratoire européenne. Nous sommes ici devant un échec sans appel. D’abord parce que tant de ceux qui sont accueillis le sont si mal, sans logement, sans emploi, sans revenus, que tout espoir d’intégration leur est interdit. Ensuite parce qu’alors que l’Europe est le continent le plus ouvert du monde, on ne cesse de le culpabiliser de façon caricaturale. Qui a construit un mur de barbelés de plusieurs milliers de kilomètres si ce n’est les Etats-Unis avec le Mexique ? Imagine-t-on le tollé qu’il y aurait eu en Europe dans un tel cas de figure ? Le détroit de Gibraltar nous met à douze kilomètres de l’Afrique, le thème de l’immigration zéro est donc une illusion mensongère. Cependant, nous ne pouvons plus continuer ainsi à faire semblant de croire qu’il est encore possible d’accueillir tous ceux qui le souhaitent. C’est une évidence qu’il faut suspendre immédiatement Schengen I et le remplacer par un Schengen II auquel les pays membres ne pourraient adhérer qu’après avoir préalablement adopté une même politique d’immigration. Ainsi serait-il mis fin au détournement de procédure qui permet à un étranger de pénétrer dans l’espace Schengen, puis une fois cette formalité accomplie, de choisir le pays où les prestations sociales sont les plus généreuses. Nous n’avons pas voulu l’Europe pour que soit organisé un dumping social et migratoire au détriment quasi systématique de la France. J’affirme que l’on peut être généreux et bouleversé par les événements de Lampedusa et être dans le même temps suffisamment lucide pour ne pas accepter une absence de contrôle de notre politique migratoire qui nous conduit tout droit à la catastrophe. Si nous ne réagissons pas rapidement dans les années qui viennent, c’est notre pacte social qui va exploser !

Enfin, ayons la franchise de dire que le mythe d’une Europe unique a volé en éclats depuis l’adoption de la monnaie unique par dix-huit pays sur vingt-huit. Il n’y a plus une Europe, mais deux. Et, de surcroît, ces deux Europes ont aujourd’hui besoin de refonder leurs stratégies dans des directions différentes. Plus d’intégration pour les dix-huit qui partagent leur souveraineté monétaire : qui peut croire qu’avec la même monnaie, le même institut d’émission, la solidarité dans la gestion de la dette, comme l’a montré la crise grecque, il sera possible de continuer avec des politiques économiques et des niveaux de compétitivité à ce point divergents ? Si nous ne corrigeons pas ces différences rapidement, nous allons connaître des soubresauts aux conséquences incalculables.

Dans le même temps, nous devons cesser de croire au mythe de l’égalité des droits et des responsabilités entre tous les pays membres. Ce n’est faire injure ni à Chypre, ni à Malte, ni au Luxembourg que d’affirmer qu’économiquement, leurs poids et leurs responsabilités ne sont pas les mêmes que ceux de la France, de l’Allemagne et de l’Italie pour ne citer que les principaux. Je le dis aux dirigeants français comme allemands, le leadership n’est pas un droit, c’est un devoir. C’est à l’Allemagne et à la France d’assumer la plus grande part de la responsabilité dans la conduite du gouvernement économique de la zone euro. Personne ne pourra le faire à leur place. Or, pour des raisons historiques et politiques, l’Allemagne comme la France ne peuvent exercer seules ce leadership. Leur légitimité tient de leur engagement commun. Qu’un des partenaires défaille et c’est tout l’équilibre qui est mis à bas. L’absence de leadership met l’Europe en danger car sans vision, sans cap et sans priorité.

Quant à l’Europe des vingt-huit, c’est à elle qu’il reviendra d’assumer les plus grands changements. On voit bien aujourd’hui le véritable état de paralysie dans lequel elle se trouve. On imagine ce que serait sa situation si nous n’avions pas arrêté le processus d’intégration à marche forcée de ce grand pays qu’est la Turquie dans notre Union ! Alors que dans le même temps nous courons le risque d’une sortie du Royaume-Uni dans la perspective de son prochain référendum. Il nous faut regarder l’Union européenne d’aujourd’hui avec lucidité. Elle ne peut fonctionner à vingt-huit comme elle le faisait à six, à neuf ou même à douze. Je crois sincèrement qu’il n’y aura pas d’autre alternative que celle qui consistera à diminuer drastiquement l’étendue des compétences communautaires. La situation d’aujourd’hui est à la limite du ridicule et nous condamne à l’impuissance. Nous devons repenser de fond en comble la répartition des compétences de l’Union et des Etats pour gagner en lisibilité et en efficacité. L’Europe a fini par engendrer un labyrinthe administratif avec la Commission et ses services qu’il faut bien occuper. Résultat, des centaines de directives sur les sujets les plus divers et souvent les plus futiles. Il faut aujourd’hui supprimer au moins la moitié des actuelles compétences communautaires qui devront demain être assumées par les Etats nationaux et regrouper les compétences de l’Europe en une petite dizaine de politiques prioritaires et fondatrices : l’industrie, l’agriculture, la concurrence, les négociations commerciales, l’énergie, la recherche…

Faire de la Commission et de son Président les boucs émissaires de nos difficultés ne serait pas juste et je m’y suis pour ma part toujours refusé. Pour autant, la Commission ne devrait plus avoir de compétences législatives puisqu’il y a un Parlement européen. C’est à lui et à lui seul de légiférer. La Commission demeurera un organisme en charge de la mise en œuvre, du contrôle et éventuellement de la sanction. Ce qui représente déjà de bien lourdes responsabilités.

Au-delà des mécanismes, il est urgent de nous redonner un cap. A l’heure où le chômage atteint des niveaux inégalés, à l’heure où l’austérité frappe durement nombre d’Européens, le volontarisme ne serait plus de mise ? Je ne peux le croire et je ne peux l’accepter.
Il y aurait encore tant d’autres choses à dire, de propositions à faire, de perspectives à inventer. Mais il est temps de conclure, alors je veux me concentrer sur l’essentiel. Nulle part dans le monde ailleurs qu’en Europe, on n’a eu l’intelligence et la sagesse d’inventer un système aussi original et élaboré au service de la paix. Ses dérives doivent être corrigées, mais le projet doit être préservé. C’est une question de Civilisation. Ne laissons pas ni aujourd’hui ni demain détruire ce trésor !

 

Nicolas SARKOZY, le 22 mai 2014

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